Le Sud des États-Unis, cette terre où le coton est roi. Les plantations de riches maîtres se font concurrence, par le blanc de leurs murs, par le noir de leurs esclaves. Sous l’insatiable soleil et l’insoutenable chaleur, le coton est ramassé à la main, depuis l’aube jusqu’à l’aurore. Après être entré dans le domaine, une large allée dominée par d’imposants chênes mène à l’habitation principale. Petit à petit, apparaît le domaine, ses colonnes blanches et son fronton d’inspiration néo-classique. A l’abri, la maîtresse de la plantation est confortablement assise à l’ombre avec ses amies ; toutes agitent frénétiquement leur éventail pour tenter d’échapper à la chaleur écrasante. Transpirant sous le poids de leur crinoline, elles laissent le temps s’écouler paisiblement au rythme de diverses discussions. Une domestique noire se tient à disposition pour leur servir de l’eau fraîche accommodée de zestes de citron. L’ensemble des habitants de la plantation ne vit qu’au rythme d’une seule et unique chose : le coton. Sous le soleil accablant, il demande eau et soins, harassant encore et toujours plus les esclaves qui doivent s’en occuper. Certains meurent de soif, d’autres survivent pour mieux mourir le soir même des durs labeurs qu’on leur inflige. Mais la conversation tourne à un tout autre souci parmi ces Dames, membres de l’élite sudiste, pour qui importe peu la vie d’une marchandise achetée à bas prix et remplaçable par une autre. N’ont-elles pas été acheté parce qu’elles supportent mieux la chaleur que ces aristocrates au teint diaphane.
Sur la route qui mène à cette plantation, la barrière d’une parcelle est restée ouverte sur la gauche. Et au regard, s’offre la végétation du Sud. Ces arbres portent pourtant d’étranges fruits. Ce ne sont pas des glands accrochés aux feuilles d’un chêne, ni même des samares qu’un érable aurait produit à la fin de l’été. Les feuilles de ces arbres sont teintées de sang. Leurs racines sont elles aussi teintées de sang. Un corps noir se balance dans la brise du Sud au bout d’une corde. Accroché à cet arbre, cet étrange fruit tangue, suspendu à la branche d’un peuplier. Scène pastorale de ce galant Sud aristocratique. Il reste là, yeux exorbités et bouche déformée. Le parfum doux et frais du magnolia en fleurs flotte dans l’air. Puis en s’approchant, l’odeur de chair brûlée devient soudainement perceptible. Ce fruit patiente, prêt à être déchiqueté par les corbeaux, déjà posés sur la branche d’un arbre proche. Il attend pour que tombe la pluie prête à le récolter, pour que souffle le vent prêt à l’assécher, pour que rayonne le soleil prêt à le faire mûrir et pour que chute le fruit de son arbre. Si proche pourtant sont ses amis imperturbables effectuant leur tâche avec entrain. Ils savent que d’autres arbres sont prêts à offrir leurs branches et que leur maître n’éprouvera aucune compassion à leur égard ; ils n’ont pas le droit à l’erreur.
L’un après l’autre, ils savent que du rôle de spectateur, ils peuvent se retrouver rapidement à la place d’acteur de la scène qui se tient sous leurs yeux, à quelques pas de ce champ de coton. Pendant ce temps-là, le maître veille au bon déroulement du travail alors que l’après-midi touche à sa fin, les discussions de ces Dames se terminant aussi. Demain, le soleil éclairera à nouveau les fenêtres de la plantation pendant qu’il commencera à toucher le front des esclaves de Monsieur, déjà à la tâche depuis de longues heures pour profiter de la relative fraîcheur matinale. Madame se rendra chez une de ses amies pour débuter un nouvel après-midi de conversations mondaines, ajoutant celui-ci à l’interminable liste de ceux déjà écoulés. Et peut-être qu’autour de cette autre plantation à quelques lieues de son domaine, un étrange fruit sera lui aussi suspendu à la branche d’un autre arbre. De ce macabre spectacle, il ne reste que des récits ou des photographies de cette époque pas si lointaine encore. Le souvenir de ces effroyables moments de notre histoire reste quant à lui intact. Chaque minorité a souffert de discriminations et de persécutions, il appartient donc à chacune et chacun de réaliser à quel point ces évènements doivent désormais faire partie intégrante du passé. Et n’oublions jamais que beaucoup de personnes « différentes » ont terminé leur vie en étrange fruit…